Les arguments incarnés de Jonathan Safran Foer.
Je viens de terminer le dernier livre de Jonathan Safran Foer Faut-il manger des animaux? (Éditions de l’Olivier). Élise, qui en a déjà parlé dans sa version originale (Eating Animals) m’a demandé d’en dire quelques mots pour saluer la traduction française. Si j’ai accepté avec enthousiasme, c’est parce que je crois qu’il est hautement recommandable. C’est vraiment le genre de livre que j’ai envie d’offrir à mes amis.
Safran Foer est un jeune romancier américain de 31 ans qui vit à Brooklyn. Il a des lunettes, une femme romancière (Nicole Krauss), deux enfants et une approche très personnelle de la question animale. C’est aussi un formidable raconteur d’histoire. L’originalité de Faut-il manger des animaux? tient peut-être dans ce qu’il s’agit d’un hybride : pas vraiment un essai, ni tout à fait un récit. C’est ce qu’on appelle de la creative non fiction. Ce nouveau genre littéraire consiste à mobiliser les ressources de la narration pour transmettre des informations.
Dans le cas de Safran Foer, l’entreprise est au service d’un engagement en faveur de la cause animale (c’est vraiment de la littérature engagée, politique, au meilleur sens du terme). Et l’entreprise est réussie sur les deux tableaux : 1) ça se lit comme un roman, avec des personnages, de l’action, des brisures de ton, des visites guidées et même quelques touches d’expérimentations postmodernes; 2) on apprend énormément de choses sur l’industrie de la viande, de la sélection génétique des animaux aux conditions d’abatage, de l’élevage industriel aux fermes « bio ». Toutes les données factuelles sont là : conséquences sur la santé humaine, sur l’environnement, sur le bien-être animal. Les sources sont précises, sérieuses et doublement vérifiées (aux États-Unis, le lobby des éleveurs industriels ne plaisante pas : si Safran Foer n’a pas été assigné en justice, c’est qu’il ne dit pas de conneries).
De ce point de vue, le livre est une excellente manière de découvrir la question animale. Dans le monde de l’édition francophone, c’est même un petit événement, tant le grand public ignore encore le domaine de l’éthique animale. Mais même les lecteurs comme moi, plus familiers avec les arguments en faveur de végétarisme/véganisme, y trouveront matière à penser. Jonathan Safran Foer, qui a étudié la philosophie à Princeton, connaît évidemment bien ses classiques (Singer, Regan, Francione etc… et même Derrida!) mais il parvient surtout à donner de la chaire aux arguments. Il les incarne.
Et c’est probablement cela qui m’a le plus séduit : en parlant à la première personne du singulier et en donnant la parole à des interlocuteurs variés (sa grand mère, des activistes, des éleveurs, des employés d’abattoir), Safran Foer parvient à éviter le livre à thèse ou le manuel de propagande. Même si la position morale de l’auteur est sans ambigüité, ce procédé polyphonique permet de restituer le problème dans toute sa complexité : il s’en dégage un type nuances difficile à saisir par une approche plus classiquement conceptuelle. Et c’est aussi plus fun à lire.
J’aime en particulier sa réflexion sur la dimension culturelle de la viande. Dans quelle mesure opter pout un régime végétarien implique de rompre avec une partie de notre héritage familiale? Peut-on concevoir un Thankgiving sans dinde? Jusqu’où peut-on sacrifier une tradition au bénéfice d’un progrès moral? En se posant ces questions, Safran Foer nous invite à y apporter nos propres réponses. Il nous donne aussi quelqu’un raisons d’espérer : « Quel monde créerions-nous si, trois fois par jour, nous faisions preuve de compassion et de raison quand nous prenons nos repas, si nous avions l’imagination morale et la volonté pragmatique de modifier cet acte de consommation fondamental? » (p.317)
Même si j’aurais très envie de citer le livre en entier, je me contenterai d’un extrait – plus conceptuel que narratif, pour le coup – de l’avant dernier chapitre (p.276-7). Safran Foer y propose une sorte d’armistice entre welfaristes et abolitionnistes qui me semble très louable.
L’idée d’un système d’élevage juste, enraciné dans les meilleurs traditions du respect du bien-être animal et celle d’une agriculture végétarienne reposant sur une éthique des droits des animaux sont deux des stratégies visant à limiter (jamais à éliminer) la violence inhérente au fait d’être vivant. Ce ne sont pas seulement des valeurs opposées, comme on les présente souvent. Elles constituent des façons différentes de parvenir à un objectif que toutes deux considèrent comme indispensable. Elles sont le reflet de perceptions distinctes de la nature humaine, mais font appel l’une et l’autre à la compassion et à la prudence.
Ces deux propositions sont au fond des actes de foi, et elles exigent beaucoup de nous en tant qu’individu – et en tant que société. Pour les appliquer, il faut militer, et pas seulement prendre une décision et s’y tenir. Ces deux stratégies, si l’on veut qu’elles atteignent leur but, impliquent que nous fassions un peu plus que changer de régime alimentaire. Il nous faut en inviter d’autres à se joindre à nous. Et si les différences entre ces deux positions ont une importance, elles sont mineures au regard de leurs points communs, et sans conséquence au vu de ce qui les distingue des partisans de l’élevage industriel.
Mais ce que je voudrais surtout dire pour conclure, c’est que Faut-il manger des animaux? n’est pas écrit par un welfariste ou par un abolitionniste. Il n’est pas non plus écrit pas un végétarien. Il est écrit par un écrivain. C’est une raison suffisante de le lire. Et de le faire lire à vos amis, qu’ils soient welfaristes, abolitionnistes, flexitariens ou carnivores. Puis aux amis de vos amis. Car si (presque) tout végétarien est un ancien carnivore, tout carnivore est peut-être un futur végétarien.
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Faut-il manger les animaux ? sera disponible au Québec le 7 février 2011.
Éditions de l’Olivier, 32,95$
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L’émission La grande table sur France Culture recevait Jonathan Safran Foer en décembre dernier. L’entretien audio (doublé) est toujours disponible. Les Inrockuptibles ont aussi fait leur une avec « Faut-il manger les animaux? » et proposé une longue entrevue avec l’auteur, signée par Nelly Kaprièlian. Et un collaborateur du Figaro qui nous a fourni une « bonne » critique à la hauteur de nos attentes (en vidéo) !