Les mollusques sortent de leur coquille

Est-il éthiquement acceptable de manger certains animaux marins ?

Hier soir, j’étais invitée  dans un restaurant portugais pour l’anniversaire d’une amie. Spécialités : grillades et fruits de mer. On est loin du paradis du végétarien. C’est alors que je me suis rappelé un article paru dans Slate en avril dernier qui allait  peut-être sauver mon souper et ma moralité : « Manger des huitres ne fait pas de mal (même aux huitres)« . Au même moment, je me suis souvenu d’un autre article, celui-là sur les moules, qui les présentait comme l’aliment de demain, parce que nourrissant, peu polluant, facile à cultiver et résistant aux maladies. Existerait-il des animaux marins dont la pêche n’a pas d’impact écologique, qui ne souffrent pas et qui seraient bons pour la santé ? Bref, pouvais-je consommer sans remords autre chose que du pain imbibé d’huile portugaise ?

D’abord, la liste verte

Un des premiers critères à prendre en compte est l’impact écologique de nos choix alimentaires. Dans le cas des poissons et des fruits de mer, on peut se référer à la liste verte de SeaChoice. SeaChoice détermine qu’une pêche est durable lorsque les poissons et les fruits de mer sont attrapés ou cultivés en utilisant des moyens qui préservent la viabilité à long terme de l’environnement, des océans et des animaux marins. La liste verte de SeaChoice est assez longue et va des truites aux saumons en passant par les homards et les moules.

La question de la souffrance

On peut ensuite se poser des questions sur l’impact de nos choix alimentaires sur les animaux marins eux-mêmes. Comme l’explique (très bien!) Martin dans son billet sur le conséquentialisme, on doit chercher à maximiser le plaisir en minimisant la souffrance inutile. En donnant l’exemple du hamburger, il écrivait qu’il faut comparer, « d’un côté, le plaisir gustatif à manger un burger moins celui à manger un végéburger  et, d’un autre côté, la souffrance de l’animal qui a produit la viande (divisée par le nombre de burgers) » et il concluait que le plaisir du burger ne compense pas pour la souffrance de l’animal (et c’était avant de goûter à mon burger de portobello!).

Le problème est donc de savoir si les poissons et les autres fruits de mer ressentent la douleur. Il n’y a d’études sérieuses sur le bien-être animal que depuis une trentaine d’années et celles sur la souffrance chez les poissons sont encore plus récentes. Le premier ouvrage sur la question, Do Fish Feel Pain, écrit par la biologiste Victoria Braithwaite, vient tout juste d’être publié. Ce petit livre très agréable à lire donne un aperçu des plus récentes découvertes. Une des expériences les plus célèbres, réalisée en 2003, consistait à injecter du venin d’abeille dans les lèvres de certaines truites et une solution d’eau salée chez d’autres. Les truites qui ont reçu du venin sont allées frotter leurs lèvres dans le fond de l’aquarium, alors que les autres ont continué leur vie de truite normalement. On a donc de bonnes raisons de penser, soutient en définitive Braithwaite, que les poissons ressentent la douleur.

Va donc pour les poissons (je n’avais de toutes façons même pas songé à opter pour la morue braisée), mais qu’en est-il des crustacés ? Pour en avoir le cœur net, une équipe de chercheurs irlandais a mis du vinaigre sur les antennes de crevettes. Les crevettes ont eu une réaction similaire aux mammifères dans des conditions semblables : elles ont frotté les parties touchées pendant cinq bonnes minutes. Cette étude de 2007 n’a toutefois pas convaincu tous les biologistes qui y voyaient un simple réflexe de nettoyage de la part des crevettes. Nombreux sont ceux qui croient toujours que les invertébrés ne peuvent pas ressentir la douleur. Pouvais-je choisir des crevettes à l’ail? Dans The Ethics of What We Eat, Peter Singer explique que si nous avons des doutes sur la capacité des homards, crabes et crevettes à ressentir de la douleur, nous devrions les traiter comme s’ils pouvaient souffrir tant que cela ne nous coûte pas trop.

On a donc éliminé de la liste de SeaChoice les poissons parce qu’ils ressentent la douleur et, dans le doute, les crustacés pour la même raison. Que reste-t-il? Les animaux de la grande famille des mollusques : pieuvres, oursins et coquillages comme les haliotis, les palourdes, les pétoncles, les moules, les coquilles St-Jacques et les huitres d’élevage.

Ce qui ne souffre pas ne fait pas de mal

À l’instar des crustacés, certains mollusques ont déjà le « bénéfice du doute ». Le Conseil canadien de protection des animaux qui élabore et met en œuvre les normes relatives au soin et à l’utilisation des animaux en science au Canada protège les céphalopodes (pieuvres et calmars) de l’expérimentation abusive au même titre que les vertébrés. Les pieuvres ont en effet un cerveau et un système nerveux extrêmement développés et sont parmi les invertébrés les plus intelligents. Elles peuvent par exemple apprendre en moins d’une heure à ouvrir une bouteille de médicaments à l’épreuve des enfants (celle-là même qu’on a du mal à ouvrir lorsqu’on veut prendre un cachet après une bonne cuite). Les capacités cognitives des pieuvres ne signifient pas qu’elles peuvent ressentir la douleur mais suffisent pour qu’on les ajoute aux crustacés dans ces animaux qui « pourraient » souffrir et  qu’on s’abstienne de les manger.

Quant aux coquillages et aux oursins, ils appartiennent au règne animal mais ils ont quand même un peu l’air de « végéter »… En fait, ce qui leur « manque » pour être des plantes, c’est la capacité à la photosynthèse et une paroi faite de cellulose. Ils seraient alors assez près des algues. Et ça, c’est Wikipedia qui le dit! Dans le même esprit, les formes de vie très primitives que sont les éponges de mer ou les coraux sont aussi considérés comme des animaux. Mais bon, j’ai appris à ne pas me fier aux apparences et si je ne mange pas d’animaux, ce n’est pas parce qu’ils sont mignons ou qu’ils ont l’air d’être des animaux. Mon problème restait inchangé: souffrent-ils?

Non. Les coquillages n’ont pas de système nerveux central et ne peuvent donc pas ressentir de la douleur. Quand Christopher Cox, l’auteur de l’article de Slate a demandé par courriel à Peter Singer si un végétalien pouvait manger des huitres, celui-ci a fait preuve d’ouverture : «Ce sujet m’a encore et toujours taraudé ces dernières années. Il y a peut-être un tout petit peu plus de doute sur la manière dont les huîtres pourraient ressentir de la douleur qu’il n’y en a pour les plantes, mais c’est pour moi hautement improbable. Et même si vous pouvez leur accorder le bénéfice du doute, vous pouvez aussi dire que tant qu’on n’aura pas plus de preuve sur cette capacité sensible, le doute est si infime qu’il n’y a aucune raison de ne pas manger d’huîtres élevées dans des parcs durables. »

Cultivé et bien élevé.

La question des conditions de pêche ou d’élevage reste centrale pour qu’il soit éthiquement acceptable de manger des coquillages. Règle générale, il faut privilégier les coquillages d’élevage aux coquillages sauvages parce que les méthodes de récolte comme le dragage peuvent avoir des effets négatifs sur l’écosystème. Dans le cas des huîtres, elles proviennent majoritairement de fermes ostréicoles et se nourrissent de plancton, qui est le bout du bout de la chaîne alimentaire. Cela contribueraient même à améliorer la qualité de l’eau. Scénario similaire pour les moules d’élevage qui seraient encore plus facile à cultiver que les huitres. Les palourdes d’élevage n’auraient aucun impact écologique et même la palourde royale peut être consommée à l’occasion ! Même chose pour les pétoncles mais encore là, il faut absolument éviter les espèces sauvages canadiennes qui sont sur la liste rouge de SeaChoice. Il faut aussi être prudent avec la coquille St-Jacques, qui provient plus rarement de l’élevage mais il n’y a aucun problème avec les espèces cueillies à la main. Même chose pour les délicieux oursins cueillis à la main dans le Bas-du-Fleuve.

En santé ?

La dernière question qu’on devrait se poser avant de commander une assiette de moules-frites ou d’assister à un party d’huitres est l’effet de la consommation de ses animaux sur notre santé.

Les coquillages constituent une excellente source d’omega 3 (des acides gras qui contribuent à prévenir les maladies cardiovasculaires) et surtout, d’excellentes sources de nutriments souvent difficiles à trouver pour des végans, comme le fer, le zinc et même la vitamine B12. Par exemple, 8 huitres vont fournir à une femme tous ses besoins quotidiens en fer et 40 fois ses besoins en B12. Ils constituent donc, de ce point de vue, le complément parfait à une diète végan. Les coquillages sont aussi de très bonnes sources de la plupart des minéraux essentiels et sont faibles en gras.

Les bivalves que sont les palourdes, les huîtres, les pétoncles et les moules filtrent l’eau pour se nourrir. La qualité des mollusques dépend donc de la qualité de l’eau. Si  l’eau dans laquelle ils vivent est contaminée par des bactéries, des algues toxiques ou des polluants chimiques (mercure et BPC), ils accumulent ces substances dans leur chair et deviennent par conséquent dangereux pour la santé humaine. Les cas d’intoxication graves ont surtout été trouvés chez des gens qui avaient cueilli eux-mêmes leurs mollusques. Plusieurs auteurs recommandent malgré tout de limiter notre consommation de coquillages afin d’éviter d’être trop exposés.

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Dans mon resto portugais, je n’ai donc pas hésité à commander d’excellentes  palourdes à l’ail et des moules sauce tomate qui faisaient l’envie de mes voisins assis devant une pieuvre ou une morue salée. Ceci dit, je conçois tout à fait que certains végans puissent refuser d’ajouter ces mollusques à leur diète : après tout, si on est déontologue et contre l’exploitation animale ou la violence, on peut vouloir s’en tenir strictement aux végétaux (l’article  de Cox a d’ailleurs reçu un accueil assez tiède de la part de nombreux lecteurs végétaliens). Mais comme je suis une diète végétalienne pour des raisons de souffrance animale, j’ai décidé de consommer des mollusques à l’occasion. Parce que c’est bon au goût, pour la santé et que c’est une culture qui me semble peu dommageable pour l’environnement. En plus, les mollusques ne produisent pratiquement pas de déchets et mon composteur adore leurs coquilles.

Évidemment, je vais essayer de rester attentive aux découvertes scientifiques sur ces questions. Et si un doute raisonnable devait apparaître, je m’abstiendrai – et, bien sûr, je vous tiendrai au courant !

[Ajout, 29 juin 2010] : ce matin, j’ai reçu un courriel de Victoria Braithwaite, auteur de Do Fish Feel Pain dont je parle plus haut et surtout directrice adjointe de l’Institut des neurosciences de Penn State et spécialiste de la perception de la douleur et du comportement des animaux. Je lui ai demandé ce qu’elle pensait de mes conclusions, à savoir que les coquillages ne devaient pas ressentir de douleur. Voici sa réponse : « think that at the moment we do not have sufficient evidence to conclude any invertebrate suffers from pain. I think we may want to err on the side of caution for squid and octopus (and perhaps crabs and lobsters) until we have done some definitive experiments that explicitly address the capacity for sentience in these creatures. But other than these species, I think we can safely conclude animals such as shellfish will not feel pain. »