« Ce ne sont pas des choses! »

Le déontologisme et les droits des animaux

Entre deux chapitres de ma thèse en philo – qui n’a rien à voir avec l’éthique animale – j‘essaie de faire mon intéressant sur ce blog. Après un apéritif sur le sophisme naturaliste et une entrée sur la première des trois théories morales, l’éthique de la vertu, j’attaque aujourd’hui le plat de résistance avec la seconde, le déontologisme. Désolé, si ce billet est un peu long mais je crois qu’il reste plus digeste que les 3h de cours que j’inflige régulièrement sur le même sujet à mes étudiants de l’Université de Montréal. Je garde la troisième approche, le conséquentialisme pour le dessert (c’est la théorie de Peter Singer, le chouchou d’Élise).

Le cochon et le tire-bouchon

Quelle est la différence entre un cochon et un tire-bouchon? Aucune : ce sont tous les deux des choses. Et qu’est-ce qu’une chose? C’est ce dont on peut user et abuser à loisir, ce qu’on peut utiliser comme un moyen. Par exemple, pour ouvrir une bouteille de rouge. Or, un moyen n’est jamais respectable en lui-même (en revanche, la fin qu’il sert l’est parfois). C’est pourquoi les choses ne méritent pas d’être respectées, elles n’ont pas de dignité morale ; et c’est pourquoi elles n’ont aucun droit.  Ça ne veut pas dire qu’on peut faire n’importe quoi avec les choses : je n’ai pas le droit de voler un tire-bouchon ou de le planter dans la tête d’un cochon ; mais c’est parce que je bafoue alors les droits du propriétaire du tire-bouchon ou du cochon.

C’est peu contestable : nous vivons dans un monde qui range les animaux – juridiquement et moralement – dans la catégorie des choses.  Cela ne date pas d’hier, ni même d’avant hier. Que lit-on dans la Bible (Genèse I, 26) ? « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. » Autrement dit : les animaux sont des moyens au service des fins humaines. Autrement redit : les animaux ne sont pas des personnes mais des choses. Or, seuls les personnes ont des droits. En termes juridiques, les animaux sont qualifiés de « biens »; et puisque, contrairement aux immeubles ou aux montagnes, on peut les déplacer, ce sont des « biens meubles ».

Pourtant, pas besoin d’une sensibilité morale hypertrophiée pour avoir l’intuition forte que les animaux ne sont pas des choses. Le cochon est un être vivant, il a une vie mentale, des intérêts – comme celui de ne pas souffrir. Il mérite peut-être moins de respect qu’un être humain, mais assurément plus qu’un tire-bouchon. D’où cette question à la fois simple et compliquée : pourquoi les animaux n’auraient-ils pas certains droits? Laissons l’aspect juridique – très compliqué – de côté (mais notons en passant que depuis 2008, le droit des grands singes est presque reconnu en Espagne). Du point de vue éthique, en revanche, on ne simplifiera pas trop les choses en disant que c’est une bonne question pour un déontologue. Mais qu’est-ce qu’un déontologue? C’est celui qui habite un des trois royaumes de l’éthique, la Déontologie. Alors grimpons dans l’autocar, allumons nos cerveaux, et défense de parler au conducteur.

Visite guidée en Déontologie

Quelle est la différence entre un éthicien de la vertu et un déontologue ? Aucune : ce sont tous les deux des personnes. Mais tandis que face à une question morale, l’éthicien de la vertu regarde l’agent (c’est-à-dire de celui qui agit), le déontologue, lui, regarde l’action. Et mine de rien, ça fait une sacrée différence. Disons, par exemple, qu’il est défendu de parler au conducteur. Qu’est-ce à dire pour l’éthicien de la vertu? Pas grand chose. L’éthicien de la vertu se fout un peu des règles: ça ne fait pas de vous une mauvaise personne que de parler au conducteur. Le déontologue, en revanche, se fout un peu des bonnes personnes : ce qui compte c’est de savoir si une norme (« ne pas parler au conducteur ») est respectée ou non. Pour lui, l’action sera moralement correcte dans le premier cas et pas dans le second. Pour le reste,  peu importe les agents (végétariens, vicieux, sympas, pas sympas), et peu importe, même, les conséquences (le conducteur tombe amoureux du locuteur, rate un virage ou change la musique).

Ainsi, dans le royaume de Déontologie, agir moralement, c’est suivre son devoir (qui se dit « deon » en grec) ou respecter certaines normes – c’est-à-dire des obligations, des permissions ou des interdictions.  Des exemples de normes morales ? « Il ne faut pas tuer », « Il faut tenir ses promesses », « Il ne faut pas mettre autrui en esclavage ». En théorie, il existe autant de versions du déontologisme qu’il existe de combinaisons des normes morales. Par exemple, les dix commandements de l’Ancien Testament (le décalogue) constituent une des premières  éthiques déontologiques. Au 18e siècle, Emmanuel Kant, que les philosophes tiennent pour le king des déontologues, se demanda pourquoi nous devrions suivre ces commandements (je simplifie un peu).  Il répondit que ça n’était pas parce que Dieu l’avait dit mais parce que notre raison nous l’imposait (je simplifie beaucoup). Et que nous impose notre raison? D’être impartial, de suivre la règle d’or : traite les autres comme tu voudrais qu’ils te traitent. De nos jours, les déontologues s’inspirent plutôt de David Ross (20e siècle) qui soutient que nous suivons intuitivement sept devoirs prima facie, c’est-à-dire sept normes morales de base.

Mais où est le rapport avec les cochons et les tire-bouchons? En disant que les animaux ne sont pas des choses et qu’ils ont des droits, on fait appel à une intuition déontologique. En effet, dire que X possède un droit, c’est bien dire que certaines actions envers X sont obligées, permises ou interdites. Par exemple, si X possède le droit fondamental d’être libre, il est interdit à Y d’en faire son esclave. De façon générale, lorsqu’on a l’intuition qu’une action est mauvaise en tant que telle (et non pas en fonction de ses conséquences ou de celui qui agit), c’est parce que l’on pense qu’un droit fondamental ou naturel est bafoué (c’est ainsi que l’on « sait » que l’esclavage est mal). Les partisans du droit des animaux sont donc des déontologues qui pensent que nous avons des devoirs spécifiques envers les animaux. Et pas envers les tire-bouchons.

Le  welfarisme et l’abolitionnisme contre le spécisme

Quels seraient ces droits et ces devoirs? Évidemment, tous les droits ne sont pas pertinents : notre cochon n’aurait que faire du droit de vote ou de divorce! Mais on peut penser au droit très simple de ne pas être maltraité : par exemple pour les animaux d’élevage, le droit de voir la lumière du jour, de pouvoir se retourner dans sa cage, de ne pas mourir de faim ou de soif. Bien sûr, ces droits impliqueraient des devoirs corolaires pour les humains qui s’en « occupent ». Il s’agit là de l’approche dite welfariste qui consiste à améliorer le bien-être (welfare en anglais) des animaux.

Mais depuis les années 1980, les déontologues en faveur du droit des animaux vont généralement plus loin et réclament des droits un peu plus étendus : le droit de ne pas être en cage, le droit de ne pas être abattu (pour être mangé), de ne pas être exploité (pour sa fourrure, pour ses œufs, pour son lait). Pour Gary Francione, philosophe et juriste américain, ces droits plus étendues se résument d’ailleurs assez simplement dans un droit fondamental : celui de ne pas être une propriété. Et donc le droit de ne pouvoir être vendu ou acheté comme des esclaves. Il nomme son approche abolitionniste puisqu’il s’agit d’abolir l’exploitation de tous les animaux. Et en bonne logique, lui et ses partisans, prônent un véganisme stricte (voir son blog en français).

L’abolitionnisme peut aussi s’entendre par analogie avec l’abolition de l’esclavage. En effet, si par exemple, les noirs étaient asservis au 19e siècle aux États-Unis, c’est parce qu’on ne reconnaissaient pas leur droit fondamental à la liberté. Le racisme expliquait cet état de fait : les blancs ne voyaient pas les noirs comme des humains à part entière, digne de respect. Moralement et juridiquement, ils les rangeaient dans la catégorie des tire-bouchons plutôt que des personnes. De façon analogue, on peut dire que notre société est spéciste, c’est-à-dire que nous avons un parti pris en faveur des intérêts humains et en défaveur de ceux des autres espèces. Et comme on combat le racisme, le sexisme ou l’homophobie, on devrait aussi combattre le spécisme.

Et réciproquement

Quelle est la différence (morale) entre un animal humain et non humain? Philosophiquement, cette question résume assez bien le débat des déontologues sur le droit des animaux. Pour les opposants, ce qu’il faut montrer, c’est qu’on peut très bien rejeter le racisme tout en acceptant le spécisme. L’idée la plus fréquente c’est que les animaux ne peuvent avoir de droit parce qu’ils n’ont pas de devoirs. C’est assez malin. Cela revient à dire que la réciprocité est le fondement de la moralité et que les droits dérivent d’une sorte de contrat social que chacun signerait. Or, les animaux ne signant pas le contrat et n’ayant pas de devoirs de réciprocité envers nous, le spécisme serait moralement acceptable.

Sauf que l’argument est bouchonné. Plein de choses sont moralement valables sans être liées à la réciprocité. La compassion pour un malade ou les devoirs envers les générations futures sont des attitudes morales à sens unique. Il est d’ailleurs faux que tout ceux qui ont des droits ont aussi des devoirs. Certaines personnes n’ont que des droits et aucun devoir. C’est ce que les éthiciens nomment les cas marginaux : bébé, handicapés mentaux, comateux… La loi les protège mais ce ne sont pas des agents moraux.  Ce sont de purs patients moraux. D’où la question des anti-spécistes : pourquoi les animaux ne seraient-ils pas, eux aussi, de simples patients moraux?

Chez les philosophes, l’américain Tom Regan fut le premier à soulever cette idée. Pour lui, le spécisme comme le racisme sont des préjugés sans légitimité morale. D’ailleurs, en un certain sens, la différence entre les animaux humains et non humains est nulle puisque nous sommes tous ce qu’il appelle des sujets d’une vie. « Chacun d’entre nous est le sujet d’une vie dont nous faisons l’expérience, une créature consciente possédant un bien-être individuel qui nous importe indépendamment de notre utilité pour autrui. Nous désirons et préférons des choses, nous croyons et ressentons des choses, nous nous rappelons des choses et nous nous attendons à d’autres. » (Pour les droits des animaux).

Certes, beaucoup de différences subsistent entre les humains et les animaux : les premiers sont capables d’utiliser des tire-bouchons, de comprendre des trucs compliqués comme le déontologisme ou de jouer au ping-pong. Mais pour justifier ce mépris qui définit le spécisme, il faudrait encore que ces différences aient une valeur morale. Voilà, en définitive, ce que soutiennent les déontologues anti-spécistes : c’est que ces différences sont toujours arbitraires du point de vue morale. On notera pour conclure, qu’en pratique, le spécisme pousse souvent le bouchon et ajoute l’incohérence à l’arbitraire. Car comment qualifier autrement cette « schizophrénie morale » (Francione) qui consiste à prendre soin des chats et des chiens tout en mangeant des lapins et des cochons?