Aguerrie mangeuse de chair

Je n’avais jamais entendu parler de Marcela Iacub avant de regarder un débat autour de notre rapport aux animaux diffusé sur la télé française. Entre les sophismes et autres réflexions douteuses (« j’adore les animaux, notamment dans une cocotte »), les propos de Marcela Iacub détonnaient. La jeune juriste m’a impressionnée par sa sensibilité, la précision de sa pensée et son humour. J’avais donc hâte de mettre la main sur son dernier essai, Confessions d’une mangeuse de viande.

Il faut savoir qu’en France, la parution de Faut-il manger les animaux? a lancé une polémique sur la consommation de viande. Les magazines ont tous eu leur numéro spécial sur la question et les philosophes et autres sociologues (qui n’en ratent jamais une) se sont succédé à la radio et à la télé pour ajouter leur voix au débat. On a pu constater que rares sont nos cousins d’outre Atlantique qui se s’étaient donnés la peine de lire sur l’éthique animale et dont les arguments étaient solides. Marcela Iacub sortait du lot.

Il est nécessaire de manger de la viande.

Née en Argentine, Marcela Iacub a été une carnivore passionnée pendant des années. « J’ai passé l’essentiel de ma vie à manger de la viande. Hormis le sommeil, aucune autre activité ne m’a pris tant de temps. ». Elle avait la certitude qu’il était nécessaire de manger de la viande. Qu’être carnivore la définissait comme humaine. Comme bien des Occidentaux, Marcela Iacub a grandi avec l’idée qu’il n’y a rien de plus grand et de plus absolu que l’homme, une idée fondée sur la supériorité de l’esprit humain. Pour les humanistes, comme l’explique la juriste, le traçage des frontières entre les animaux que nous mangeons et nous est un acte politique, qui signifie que nous sommes un seul et même groupe ayant  des intérêts et des projets communs.

À quelques reprises, Marcela Iacub s’est pourtant attachée à des animaux. À une carpe dans un restaurant chinois. À une dinde engraissée pour Noël. Mais il était inconcevable pour elle que la relation créée avec ces animaux influence ce qu’elle allait mettre dans son assiette : « Lorsque cette idée venait troubler mes plaisirs gastronomiques, je préférais cesser d’y penser. » Pour manger de la viande, on doit oublier la mort qu’on donne aux animaux, oublier la vie détruite. Bref, « il faut faire comme si on ne savait rien. » Tant qu’on ne voit pas.

Mademoiselle L. et Junior

C’est l’arrivée d’une chienne dans sa vie, Mademoiselle L., qui l’a forcée à ouvrir les yeux et à remettre en question la suprématie de l’homme sur les bêtes.  Après l’anxiété des premiers mois, Marcela Iacub a compris qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre Mademoiselle L. et elle, que toutes deux étaient simplement différentes. Et surtout, que les chiens questionnaient aussi notre humanité : « si l’on est pas prêt à risquer son « humanité » avec un chien, c’est à dire la frontière politique qui nous divise en deux castes, il ne vaut même pas la peine de caresser l’idée d’en adopter un.» Sauf qu’on ne peut pas chercher à transformer le statut des animaux de compagnie en négligeant ceux qui finiront leur vie à l’abattoir.

La chienne de Marcela Iacub venait de la mettre dans une situation embarrassante. Mais c’est une histoire de poney qui va tout chambarder. En 2005, la Fondation Brigitte Bardot a dénoncé Gérard X pour avoir pratiqué des « sévices de nature sexuelle » contre Junior, un poney. Gérard X a reconnu avoir pénétré Junior avec son pénis, mais selon lui, cet acte ne pouvait être considéré comme un mauvais traitement à cause de la conformation anatomique de l’animal (un poney n’est pas une poule). Le tribunal ne l’entendit pas ainsi et condamna Gérard X à un an de prison et à être séparé de Junior. Le jugement, confirmé par les tribunaux d’appel, choqua la juriste: « donner du plaisir sexuel à un animal (…) est devenu une forme de maltraitance particulièrement grave, la plus grave de toutes ». Un acte sexuel non violent avec un animal domestique est jugé au même titre que les « sévices graves » et les « actes de cruauté », dans un pays où la corrida, les combats de coqs et le gavage des oies sont légaux. Mais le pire, c’est que Gérard X. aurait pu tuer Junior et le manger sans encourir aucune peine. « Dès lors, dans notre droit, on peut jouir de la mort d’un animal mais pas de sa vie. »

Tuer, c’est enlever la vie

Comment se fait-il que la justice d’un pays démocratique comme la France en soit arrivée à prendre une décision aussi contre-intuitive ? La justice reconnaît les animaux comme des êtres sensibles sans leur reconnaître le droit à la vie. Pourtant, « pour un être sensible, le plus élémentaire n’est pas de ressentir le moins de douleur possible mais de continuer à sentir et donc de continuer à vivre ».  Alors que le droit  à la vie des hommes est garanti par les tribunaux, il ne l’est pas pour les animaux. Sur quel critère ? L’intelligence ?  Est-ce convainquant ? Non. Mais ce n’est pas suffisant pour convertir Marcela Iacub au végétarisme.

C’est plutôt en lisant Manger de la chair du philosophe grec Plutarque que le déclic se fait. Dans ce texte saisissant, on explique le végétarisme de Pythagore par le contre-exemple, en décrivant par une fable le courage dont ont fait preuve les premiers hommes qui ont mordu dans la chair : « Comment purent ses yeux souffrir de voir un tel meurtres ? De voir tuer, écorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment est-ce que son goût ne fut pas dégouté par horreur quand il vint à manier l’ordure des blessures, quand il vint à recevoir le sang et le jus des plaies mortelles d’autrui ? (…) Mais ceci certainement fut un souper étrange et monstrueux, avoir faim de manger des bêtes qui mugissent encore, enseigner à se nourrir des animaux qui vivaient encore (…) ». Le texte montre que ce premier homme a dû aller à l’encontre de sa propre moralité et de sa sensibilité en tuant pour manger.

Entre ce premier homme et nous s’est installée l’habitude. Il est aujourd’hui normal de manger de la viande. Se sont aussi installées des portes closes qui nous tiennent loin de la mort des animaux que nous mangeons. On sait vaguement comment les animaux sont mis à mort, mais on ne les voit pas mourir. Savoir ne suffit pas à imaginer les choses telles qu’elles sont réellement. Mais le mot encore dans le texte de Plutarque change tout. Il nous permet de voir les séquences temporelles qui séparent l’animal de la viande, ce que l’industrie tente de nous cacher. Il transforme le savoir en voir, et comme le réalise Marcela Iacub, nous ramène à la mise à mort de l’animal. « Cette bête qui crie dans votre assiette, pour qu’elle soit là où elle est, il a fallu lui ôter la vie. ».

C’est ce droit inaliénable à la vie que défend Marcela Iacub. En prenant conscience que les animaux qu’elle mange sont des animaux qu’on a tués, elle comprend qu’ « ôter la vie est quelque chose de trop grave pour d’autres raisons bien plus fondamentales que ces plaisirs que nous pourrions tirer du fait de les garder en vie ». La vie qui est anéantie pour en faire de la viande n’est plus une abstraction mais un être capable de goût, de douleur, de plaisir. « Tuer, c’est enlever la vie à quelqu’un qui ne veut pas mourir. » Le plaisir de manger des animaux en cocotte ne justifie pas la mise à mort.

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Dans les Confessions comme dans ses essais précédents, Marcela Iacub part de faits divers pour élargir le sujet aux questions de société qui y sont liées, proposant ainsi de nouvelles façons d’envisager  la loi gérant les questions de mœurs. Mais ici, elle va plus loin, se mettant elle-même en scène et nous laissant être témoins de sa propre transformation. Comme on éprouve du plaisir à regarder une danseuse apprivoiser l’espace et le mouvement, observer le développement d’arguments chez une intellectuelle est aussi source de ravissement, voire d’inspiration. Ces Confessions séduiront donc ceux qui se plaisent devant les spectacles d’idées.

Marcela Iacub
Confessions d’une mangeuse de viande
Fayard 2011, 149 p.
24,95$