«Il est naturel de manger de la viande»

Le sophisme naturaliste expliqué aux carnivores

«Il est naturel de manger de la viande». Et toc. Cette objection vient souvent à l’esprit de ceux qui s’opposent au végétarisme.  Ou en version préhistothérique : « les hommes ont toujours mangé de la viande ». Je vais essayer de montrer pourquoi ce ne sont pas des arguments recevables. Ils raisonnent faux – fallacieux disent les philosophes qui soupçonnent un sophisme. On va le voir, ces arguments relèvent de ce que le philosophe écossais David Hume a identifié dans son Traité de la nature humaine et qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de sophisme naturaliste. Qu’en est-il exactement?

Il faut d’abord remarquer  que l’objection est vraie : l’homme est effectivement un omnivore. Mais elle n’objecte qu’un fait. Soit, l’homme est capable de manger de  tout, ou presque;  et ce presque n’exclut pas la viande. En ce sens manger de la viande lui est naturel – tout comme est naturel le fait de porter des enfants si c’est une fille ou d’uriner debout si c’est un garçon. On retiendra surtout que « il est naturel de manger de la viande » est un jugement de fait : il décrit objectivement (une partie de) la réalité. Ce faisant, l’objection n’objecte rien qu’une bataille perdue.

Mais si certains y voient pourtant un argument contre le végétarisme, c’est parce qu’ils déduisent de ce jugement de fait une autre affirmation : « il est bien de manger de la viande » (ou « il est mal de ne pas manger de la viande »). Or, il faut voir que cette seconde affirmation n’a pas du tout le même statut : il ne s’agit plus d’un jugement de fait. C’est ce qu’on appelle un jugement de valeur. Contrairement au jugement de fait qui décrit une réalité, un jugement de valeur dit ce qui est bien ou mal, ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Il n’est pas descriptif mais normatif. Et si l’on peut endosser ou rejeter un jugement de valeur, on ne peut dire qu’il est vrai ou faux.

 

On peut donc formuler l’argument (sous entendu) contre le végétarisme de la manière suivante :

Prémisse : il est naturel de manger de la viande (jugement de fait)

Conclusion : il est donc bien manger de la viande (jugement de valeur)

C’est justement ce type d’argument qu’on appelle un sophisme naturaliste : une conclusion en termes de valeurs déduite à partir d’une ou plusieurs prémisses en termes de faits. Or, ce n’est pas correct du point de vue logique. Pourquoi ? Pour une raison très simple : ce n’est pas parce que je peux faire quelque chose que je dois le faire. L’être et le devoir être, remarquait déjà Kant, ne sont pas du même royaume. On s’en doutait : même si elles en sont capables, les filles n’ont pas un devoir moral de porter des enfants. Ni les garçons d’uriner debout.

D’un point de vue plus philosophique, il faudrait dire que ce sont deux ordres distincts: celui de l’explication des faits et celui de la justification des valeurs. C’est un point essentiel pour qui veut descendre dans les caves conceptuelles de la métaphysique (ou de la métaéthique). La science (mais pas seulement elle) cherche à expliquer les phénomènes en déterminant leurs causes. Mais elle ne nous dit pas s’il est bien ou mal que la terre tourne autour du soleil. En revanche, l’éthique (mais pas seulement elle) cherche à déterminer ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Elle s’appuie sur des raisons. Mais elle ne s’intéresse pas aux causes pour lesquelles nous faisons ce que nous faisons (ça c’est le travail des psychologues ou des sociologues, par exemple). C’est pourquoi l’éthique n’est pas une science et c’est pourquoi la science ne peut nous fournir des raisons morales. Albert Einstein le disait à sa façon: « Aussi longtemps que l’on reste dans le domaine de la science en tant que tel, on ne rencontrera jamais de phrases du type ‘donc on ne devrait pas mentir’. (…) Les positions scientifiques sur les faits et leurs relations (…) ne peuvent produire des directives éthiques. »

Pour éviter le sophisme naturaliste, l’argument contre le végétarisme devrait en réalité se formuler ainsi :

Prémisse 1 : il est naturel de manger de la viande (jugement de fait)

Prémisse 2 : or, tout ce qui est naturel est bien (jugement de valeur)

Conclusion : il est donc bien de manger de la viande (jugement de valeur)

Dans ce cas, le raisonnement est logiquement correct. Sauf qu’il faut accepter les deux prémisses pour accepter la conclusion. Et la seconde prémisse va être difficile à avaler (même pour qui aime les animaux morts)… Qui peut raisonnablement soutenir que tout ce qui est naturel est bon? Les maladies et les tsunamis sont naturels, l’égoïsme, la violence et le meurtre (mais aussi l’altruisme et la coopération) sont naturels. Ce n’est pas en soi une raison de les tolérer et de les encourager. De même, le fait qu’un maïs soit génétiquement modifié ou qu’une paire de seins soit siliconée – et donc, en un certain sens, non naturels – ne constitue pas, en tant que tel, une raison de les condamner.

Bref, pour contrer cette objection contre le végétarisme, on n’a pas besoin d’invoquer de principes moraux particuliers : la logique suffit. Évidemment, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas, par ailleurs, de bons arguments contre le végétarisme. Pour ma part, je les cherche encore.

NDLR : Parce qu’il faut aussi digérer les concepts, j’ai proposé à Martin de mettre la main à la pâte. Martin est doctorant philosophie et chargé de cours en éthique à l’Université de Montréal. Il a aussi écrit un billet sur l’éthique de la vertu, le déontologisme et le conséquentialisme. ÉD