Collaboration spéciale d’un lecteur qui souhaite poursuivre les réflexions sur l’éthique de l’alimentation.
Dans cet article, je suggère que manger de façon éthique implique non seulement l’éthique animale et environnementale, mais aussi la lutte contre la famine.
Manger et liberté
Même si je te propose des arguments santé béton, tu as le droit de manger de la malbouffe ou des aliments transformés – personne ne peut t’en empêcher. Même si je te prépare un succulent repas santé et gastronomique, il se peut qu’il ne te plaise pas au goût. Autrement dit, ta santé ne concerne a priori que toi, et puis les goûts, ça ne se discute pas. Je peux bien sûr t’expliquer que c’est dans ton intérêt de bien manger (si tu veux vivre plus longtemps et moins malade), demeure que tu as toujours le choix de ce que tu mets dans ta bouche.
Est-ce si sûr ? Du moins, dans un système de santé public comme le nôtre, les modes de vie individuels ont des répercussions sur la société et sur l’économie de l’État. Nous faisons le choix de nous partager la note (ça donne en théorie un prix de groupe, mais surtout, c’est pour une justice plus équitable), de manière progressiste. Ceci implique que les dangers de la malnutrition coûtent à tous. En considérant que les maladies reliées à l’alimentation sont excessivement nombreuses et que les hôpitaux sont déjà engorgés, de petites doses de philosophie alimentaire ne peuvent que faire du bien, pour tous. Loin de moi l’idée de faire rentrer l’État dans notre assiette, ni de faire de la saine alimentation une obligation morale publique : seulement, je voulais relativiser l’idée que l’alimentation est un domaine 100% personnel.
Manger et ses conséquences
Même en acceptant le principe de liberté (grossièrement : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres), consommer de la viande est-il un libre choix ? Pourquoi la liberté des animaux ne serait pas à considérer ? Par ailleurs, les conséquences environnementales de l’élevage intensif sont bien connues. Mais on omet souvent que nos choix alimentaires, tous régimes confondus, ont des répercussions sur la vie sur terre. Les cultures pour produire de l’huile de palme, par exemple, ont fait reculer des forêts vierges où habitaient des espèces menacées, comme les orangs-outangs. La monoculture en général menace les écosystèmes et si nous voulons épargner les animaux, éviter les produits animaliers (végétalisme) n’est pas suffisant…
Si la vie animale a une valeur, la vie humaine en a également, évidemment ! Est-elle pourtant en jeu lors de nos choix alimentaires ? Comme nous vivons dans un monde économique global, une hausse de la demande en Occident pour des produits comme le blé risque d’engendrer des difficultés économiques ailleurs dans le monde, ce qui signifie déséquilibres alimentaires, voire famines (consulter cet article interne, plus détaillé). L’économiste et philosophe Amartya Sen est célèbre pour avoir démontré que de nombreuses famines du XXe siècle sont survenues non à cause de bouleversements climatiques (sécheresse, etc.), ni par manque de ressources alimentaires (parfois, il y en avait même davantage), mais plutôt… à cause de bouleversements économiques ! Au bout du compte, la sécurité alimentaire est trop souvent une question de pouvoir d’achat et du prix des aliments.
D’un autre côté, œuvrer pour améliorer les situations économiques mondiales a ses effets pervers : les pays en développement adoptent le modèle occidental, ce qui signifie augmentation de la consommation, donc plus grand danger sur l’environnement et plus grande quantité d’animaux exploités. Et surtout, une question surgit : combien de personnes la planète Terre peut-elle nourrir ? Selon Worldwatch Institute, la production alimentaire de 1990 n’aurait pu nourrir que 2,5 milliards d’êtres humains sur un régime omnivore américain. Ce qui était bien peu par rapport à la population de 5,2 milliards d’alors, et de 8 milliards qui nous attend dès 2025. Il est évident que nous ne pouvons nourrir tout le monde sur le régime occidental actuel. Encore une fois, si la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, il y a de sérieux problèmes en matière de compétition alimentaire, car on ne peut tous manger comme on veut sans priver d’autres personnes de le faire. La production peut bien sûr s’accroître, mais par le fait même, c’est l’environnement qui est en danger. Et la Terre a ses limites.
Famine et responsabilité : aider les autres à manger
En achetant en autant que possible bio, local, équitable, et surtout végétal, nous sommes déjà en faveur d’une éthique alimentaire non égoïste : ces gestes admettent que nous ne pensons pas qu’à nous-mêmes en faisant l’épicerie. En plus de notre santé et de nos goûts personnels, se trouvent impliqués l’environnement, la justice sociale des agriculteurs, l’économie locale, les futures générations, les animaux, et aussi… les autres êtres humains qui ne mangent pas à leur faim ! Ces derniers, pouvons-nous les aider simplement par nos choix alimentaires ou devrions-nous en faire plus ? Nous savons déjà que les précieuses ressources alimentaires que nous utilisons pour nourrir des animaux pourraient, en théorie, nourrir directement des êtres humains affamés – et même carrément régler la faim dans le monde. Mais en attendant qu’un système de meilleure distribution des ressources soit implanté, il serait intéressant de réfléchir sur une alternative.
Le philosophe Peter Singer est célèbre pour La libération animale, mais est également très engagé dans des questions telles que la pauvreté, l’environnement, la mondialisation et la bioéthique. Ce n’est pas une coïncidence que ce philosophe réputé pro-animaux soit en même temps pro-humains !
Dans Famine, Affluence and Morality, Peter Singer se sert du principe d’obligation de venir en aide à une personne en détresse. Dans nos sociétés, c’est même une obligation morale et juridique, par exemple en étant témoin d’un enfant qui se noie. Mais qu’en est-il des personnes qui meurent littéralement de faim dans le monde ? Si nous prenons au sérieux le principe que Singer évoque, il n’y a aucune raison objective pour que nous n’intervenions pas pour lutter contre la famine – la distance géographique ne diminue pas l’obligation morale, selon Singer, car ce sont toujours des personnes en détresse, en danger de mort, qui pourraient être sauvées si nous intervenions. Devant la pauvreté extrême, il y a selon Singer un devoir de sacrifier ce qui fait partie de notre richesse absolue, c’est-à-dire ce qui ne nous est pas absolument nécessaire. Qu’est-ce que signifie se priver d’un luxe (ou même, ne serait-ce que le reporter à plus tard) comparé à la vie d’une autre personne ? Nous pouvons jouir de la même qualité de vie en allant un petit peu moins souvent au cinéma ou en diminuant notre consommation d’alcool, par exemple.
Pour entendre Singer présenter son idée : (aller à 1:18)
Pour Singer, il ne s’agit pas véritablement de charité, mais de devoir (tout comme sauver une personne de la noyade). Nous n’avons peut-être pas de responsabilité causale de leur détresse, mais nous avons quand même une responsabilité morale, ne serait-ce que par le fait que nous avons le pouvoir, sans sacrifier grand-chose de notre côté, de les aider. Donner cinq dollars par mois serait suffisant si tous ceux qui le peuvent le faisaient ; Singer propose même un pourcentage de notre salaire, comme 1 à 10%.
« Conclusions » de ces réflexions
Mais maintenant, si nous considérons que l’éthique de l’alimentation est un enjeu global qui transcende notre choix alimentaire, comment aider sans nuire ? En plus du danger environnemental, il y a le danger de surpopulation dans le fait d’aider les gens souffrant de famine, et qui dit surpopulation dit nouveaux risques de famine. Il y a aussi l’enjeu social : même en aidant ces gens à se nourrir et à survivre (soins médicaux, habitations, etc.), il serait important de les aider à s’éduquer, à réorganiser leur société, à combattre la corruption, etc. Puisque l’aide humanitaire est une question très large et qu’aucune solution ne semble suffisante à elle seule, Singer propose une liste d’organisations ayant des objectifs distincts, quoique reliés par le souci d’améliorer la situation globale.
C’est dans cette liste que je suis tombé sur Vegfam : l’organisme d’aide internationale qui répond aussi aux principes d’éthique animale et de développement durable, le but étant de ne pas transmettre de mauvaises habitudes et de réellement aider tout le monde. Je ne pense pas que Vegfam soit la panacée, mais pour l’instant, j’ai le sentiment qu’il réconcilie plusieurs idéaux à la fois, et par le fait même, est peut-être le plus éthique (bien que j’accepte que ce soit discutable).
Si nous changeons déjà nos habitudes alimentaires par souci de l’environnement et de la justice sociale, je pense que la continuité logique est d’ajouter quelques dons humanitaires à notre liste d’épicerie.
Autre référence : www.thelifeyoucansave.com