Le sang des autres

Préface à la traduction française de La Politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams (à paraitre chez l’Âge d’Homme en mai 2016).

La première fois que j’ai vu La Politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams, je parcourais les rayons d’une librairie de livres d’occasion. La couverture mauve détonnait parmi les classiques de la question animale. Je l’ai pris pour le reposer aussitôt: n’y avait-il pas plus urgent et plus important à lire que les élucubrations d’une féministe ? Il faut dire que j’avais depuis longtemps rangé le féminisme aux côtés des théories marxistes, dans le tiroir des utopies qui avaient fait leur temps et perdu de leur pertinence en jaunissant. Quelques années plus tard, je regretterais mon geste irréfléchi. J’écrivais sur les vaches laitières: inséminées de force, séparées de leurs veaux à la naissance, contraintes de donner leur lait à la trayeuse, elles sont envoyées à l’abattoir après avoir été utilisées comme de pures machines pendant quatre ou cinq ans. Je me souviens même d’avoir écrit la phrase «les vaches sont exploitées parce qu’elles sont des vaches ». Le parallèle avec la situation des femmes devenait troublant. Je me suis rappelé ce livre à la couverture mauve et l’ai commandé. Neuf.

Carol J. Adams est née en 1951. Après avoir grandi dans une famille ouvertement féministe, elle a lu les grandes théories des années soixante et soixante-dix qui s’écrivaient sous ses yeux. Elle l’avoue, elle était féministe bien avant de réfléchir à la question animale. Ce n’est que durant sa maîtrise en théologie à Yale qu’elle est devenue végétarienne. Ce soir-là, elle pleurait la disparition de son cheval mort dans un accident de chasse en mangeant un hamburger. Elle eut alors une sorte de révélation: «je mange une vache morte. » Dans les semaines qui suivent, les choses se précipitent. «Je prenais conscience que mon féminisme et mon végétarisme étaient étroitement liés […]: le patriarcat qui rend possible la violence faite aux femmes perpétue aussi l’exception humaine qui rend possible l’exploitation des autres êtres 1

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Suzy Gonzalez, Lolita Devoured

Adams mettra plus de quinze ans à écrire son premier essai La Politique sexuelle de la viande. Mais ce long processus aura porté ses fruits: l’ouvrage constitue un colossal travail de recherche où les références sociales et historiques se mêlent aux analyses littéraires (Mary Shelley, Brigid Brophy, Margaret Atwood, Colette…). Tant par sa rigueur que par l’originalité de son propos, La Politique sexuelle de la viande mérite amplement sa place parmi les classiques du féminisme et de l’animalisme. Depuis vingt-cinq ans, Carol J. Adams a publié des dizaines de livres et d’articles, en plus de militer activement pour la justice sociale, contre la violence conjugale, le racisme et la violence faite aux animaux. Cette traduction de La Politique sexuelle de la viande comble donc une lacune éditoriale importante en la rendant accessible aux lectrices et aux lecteurs francophones. À ce jour, c’est aussi la première œuvre de Carol J. Adams à être publiée dans la langue de Simone de Beauvoir.

Lire Carol J. Adams m’aura permis de confirmer mes intuitions et d’approfondir ma réflexion sur l’analogie entre la viande et l’identité masculine. Ce livre rapporte minutieusement comment le concept de masculinité s’est d’abord construit sur deux axes: la viande et le contrôle du corps des femmes. Ces deux formes de violences que sont la violence sexuelle et la consommation de viande se retrouvent dans ce qu’Adams nomme le référent absent: pour que la viande puisse exister, les animaux doivent être absents. De la même manière, les femmes doivent disparaître comme personnes pour qu’on puisse exploiter leurs corps. Elle l’explique simplement: «La manière dont la pornographie nous renvoie un message sur l’identité des femmes correspond à la manière dont la culture de la consommation de viande parle de ce que sont les animaux– et non de qui ils sont 2 .» La vie et les préférences des animaux sacrifiés pour des merguez ou des hot dogs doivent être occultées pour ne pas se couper l’appétit. La vie et les préférences des filles qu’on regarde se faire humilier sur le Web ou à qui on envoie des dick pics aussi.

Féminisme et végétarisme: une histoire commune

En lisant Adams, ce qui me paraissait jusqu’alors banal devenait soudainement saillant. Je voyais les signes de la politique sexuelle de la viande aux quatre coins de ma ville : dans le numéro «spécial hommes» d’un magazine de cuisine rempli de bacon et de barbecues, dans les grills où des serveuses juchées sur des talons hauts et portant micro jupes et t-shirt moulants nous reçoivent, dans la bouche des humoristes qui aiment bien rappeler que la salade, c’est pour les madames. J’ai aussi été frappée du point auquel le rôle des femmes dans le mouvement animaliste avait été oublié, voire occulté. Tout au long de La Politique sexuelle de la viande, Carol J. Adams montre comment le refus de la viande apparait dans les écrits des femmes avec des personnages féminins qui s’émancipent du patriarcat et gagnent leur autonomie dans une reconquête de leur corps et de leurs rapports aux autres animaux. Mais on ne rencontre pas seulement ces héroïnes dans les romans: depuis le 19e siècle au moins, l’histoire du mouvement animaliste se conjugue d’abord au féminin.

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Suzy Gonzales, Universal Constructs

En effet, pour la plupart d’entre nous, l’histoire des droits des animaux se résume aux réflexions de quelques Grecs, d’une poignée d’Européens au 18e siècle, puis de perspicaces étudiants d’Oxford dans les années 1970. Combien de fois ai-je lu que Peter Singer était le père de la libération animale ? Pourtant, de nombreuses femmes ont écrit et milité pour mettre fin à l’exploitation animale. Des femmes qui étaient aussi souvent des militantes féministes. Comme le remarque Carol J. Adams, « les grands mouvements de l’histoire féministe et les figures majeures de la littérature des femmes ont uni le féminisme et le végétarisme de manière à marquer une continuité, non une discontinuité 3

Déjà en 1907, on écrit dans le journal de la Vegetarian Society qu’«il est intéressant de voir comment le végétarisme est lié aux mouvements progressistes. Un certain nombre de leaders du mouvement des suffragettes sont végétariennes 4 ». Une quinzaine d’années plus tard, la féministe anarchiste d’origine polonaise Sophie Zaïkowska fonde à Paris un premier foyer végétalien. Pendant ce temps, à Londres, c’est la Suédoise Lizzy Lind af Hageby qui s’inscrit dans une école de médecine pour mieux comprendre la vivisection. Après avoir assisté à une expérimentation, elle accuse, appuyée par une collègue, le chercheur d’avoir disséqué un chien sans anesthésie. Le médecin, outré, poursuit les deux femmes pour atteinte à sa réputation et gagne sa cause. Les militantes anti-vivisection répliquent en faisant ériger une statue à l’effigie du terrier sacrifié. L’affaire qui s’ensuit divise le pays – c’est ce qu’on appelle aujourd’hui la Brown Dog Affair. D’un côté, les suffragettes qui lient l’oppression des femmes à celle des animaux. De l’autre, les étudiants en médecine qui défendent leur droit à la vivisection et condamnent les animalistes pour leur sensiblerie et bien sûr… leur hystérie.

Pour Hageby, c’est la publication de De l’origine des espèces de Darwin un demi-siècle plus tôt qui a donné son envol au mouvement pour les droits des animaux. Elle a «provoqué la désintégration de l’ancienne idée anthropocentrique de l’homme» en plus de montrer, par la parenté physique entre tous les êtres vivants, que «nous avons la responsabilité de protéger des abus de pouvoir, des mauvais traitements, de cruauté et d’abus toutes les créatures qui partagent nos nerfs, notre sang et notre chair». Elle ajoute que «le mouvement pour une plus grande liberté des femmes, pour leur affranchissement, leur accès aux études supérieures et aux professions, de même que pour l’élimination des incapacités juridiques sont l’application de cette prise de conscience de la solidarité et de la parenté entre tous les êtres vivants 5 ». C’était il y a cent ans: Hageby avait tout compris.

Non, ce n’est pas mal d’avoir des émotions

Il ne fait aucun doute que le mouvement pour les droits des animaux s’est essentiellement construit grâce au militantisme de plusieurs générations de femmes qui reconnaissaient leur propre sang dans celui qui coule des bêtes. Pourtant, c’est un mouvement qui trop souvent encore tourne le dos au féminisme pour chercher à valoriser des méthodes et une imagerie masculine. Combien de fois les activistes sont-elles accusées d’être trop émotives et anti-intellectuelles et invitées à utiliser des arguments «sérieux»? Dans Women in the Animals Rights Movement d’Emily Gaarder, une femme raconte qu’elle s’est tournée vers l’utilitarisme pour donner une structure à ses propos et éviter de parler de ses émotions. Combien de fois m’a-t-on félicitée pour mes livres «argumentés de façon rationnelle et qui ne tombent pas dans le sentimentalisme»? Dans notre société patriarcale, les émotions ne sont pas prises au sérieux. C’est bien ainsi que le système dominant fonctionne : en ridiculisant tout ce qui conteste son empire. La défense des animaux ne peut être qu’une affaire de raison.

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Suzy Gonzales, Tasty Chicks

Pourtant, nombreux sont celles et ceux qui sont devenus véganes après avoir été choqués par une vidéo d’abattoir, après avoir fait le rapprochement entre leur amour pour leur chat et la détresse des poules dans les élevages ou encore, comme Carol J. Adams il y a quarante ans, entre l’amour pour un cheval et la mort des vaches. Le système est maintenu en place en masquant une réalité qui ne peut qu’émouvoir.

Le fond du problème, et Carol J. Adams le montre bien, c’est la domination patriarcale. Parce que la viande est un symbole masculin, l’enlever de la table transforme les relations de pouvoir. Lorsqu’on refuse de servir de la viande aux hommes et qu’on en appelle à l’abolition de l’élevage, on défie les structures établies en insistant sur notre propre subjectivité et celles des autres animaux. Il ne suffit pas de promouvoir le véganisme : voilà ce que j’aurai compris en lisant Adams et ses consœurs – et je pense en particulier à ces auteures qui, comme Lori Gruen, Breeze Harper, Marti Kheel ou pattrice jones, réfléchissent à l’intersectionnalité des oppressions. Les militantes et militants pour les droits des animaux ont besoin du féminisme pour mettre à plat les structures qui déterminent l’oppression des animaux.

Depuis toujours, les systèmes d’oppression tentent de nous faire taire. En nous reléguant aux fourneaux, en nous refusant le droit de vote, en nous mutilant, en nous enfermant, en remettant en cause notre parole lorsqu’on dénonce une agression ou en inondant le Web et nos boîtes de courriels de commentaires sexistes. Militer, que ce soit sur la place publique ou dans une cuisine, c’est refuser ce silence qui nous est depuis toujours imposé. Le mouvement animaliste a été et doit continuer à être féministe. Plus que jamais, il a besoin du féminisme pour prendre sa place et s’épanouir. On ne peut que remercier Carol J. Adams de nous le montrer avec tant de rigueur et de compassion.

Élise Desaulniers,
Montréal et Vancouver, avril 2016

Carol J. Adams et Élise Desaulniers seront en conférence à Paris le 26 mai prochain. Pour plus d’information.

 

1. Which came first, https://vimeo.com/152899198
2. «Comment vivre avec les mangeurs de viande ? Un entretien avec Carol J. Adams. Versus magazine végane, no 2, 2016
3. Voir p. 283.
4. Leah Leneman, «The Awakened Instinct: vegetarianism and the women’s suffrage movement in Britain», Women’s History Review, Volume 6, no 2, 1997
5. Ibid

 

Image d’entête : Suzy GonzalezAssault. Toutes les images sont tirée de The Art of The Animal : Fourteen Women Artists Explore « The Sexual Politics of Meat », (Lantern, 2015)