Le procès d’Anita Krajnc ou l’affrontement entre deux conceptions de ce qu’est un animal.

Animal rights activist Anita Krajnc gives water to a pig in a truck in a handout photo. On the eve of a court appearance, Krajnc is unapologetic about providing water to sweltering pigs in a truck on their way to the slaughterhouse on a hot day earlier this year.THE CANADIAN PRESS/HO-Elli Garlin

Vous passez à côté d’une auto verrouillée. Il y a un chien à l’intérieur. Il fait chaud. Qu’est-ce que vous faites ? Pour la plupart d’entre nous, la réponse serait simple. On briserait la fenêtre de la voiture, on appellerait de l’aide, on donnerait de l’eau à la pauvre bête. Mais si c’était un cochon qui était en train de suffoquer ?

C’est la question que posaient cette semaine les avocats James Silver et Gary Grill qui défendent la militante Anita Krajnc, accusée de méfait pour avoir donné de l’eau à des cochons en route vers un abattoir de Burlington en Ontario. Après une altercation entre Krajnc et le chauffeur du camion, le propriétaire des animaux a porté plainte à la police, soi-disant parce qu’il craignait que des contaminants aient été placés dans l’eau et que la cargaison de son camion soit rejetée par l’abattoir. Sans surprise, la militante a plaidé non coupable aux accusations portées contre elle. Elle fait maintenant face à une peine d’emprisonnement de six mois ou à une amende maximale de 5000 $. Son avocat, James Silver, va pour sa part tenter de démontrer que non seulement elle n’a causé aucun tort en donnant de l’eau aux animaux, mais qu’elle tentait plutôt de faire le contraire, tant d’un point de vue environnemental, nutritionnel que cognitif. Devant le juge, ce sont deux conceptions de l’animal qui s’affrontent.

36 heures sans eau ni nourriture

On parle souvent des conditions d’élevage et d’abattage des animaux et on oublie que le transport des bêtes destinées à l’abattoir se fait aussi dans des conditions absolument horribles. Le procès de Krajnc aura permis de rappeler que tous les ans au pays, c’est entre deux et trois millions d’animaux qui meurent en se rendant à l’abattoir et onze millions qui sont blessés ou malades à leur arrivée. À peu près tout le monde s’entend aussi pour dire que les lois canadiennes en matière de transport sont les pires en Occident. Elles datent de 1975 et permettent par exemple de transporter les cochons pendant 36 heures sans accès à de l’eau ou de la nourriture.

Lors de journées chaudes, nombreux sont les porcs et les truies qui souffrent de déshydratation. En observant la vidéo tournée au moment de l’altercation entre Krajnc et le chauffeur de camion, la vétérinaire Armaiti May a pu noter que certains avaient plus de 180 respirations par minute et que l’un d’entre eux avait de l’écume à la bouche. Il ne fait pas de doute qu’ils étaient en état de détresse sévère.

Si Anita Krajnc avait tendu sa bouteille d’eau à un chien assoiffé, elle ne serait pas devant les tribunaux aujourd’hui. Comment se fait-il qu’en Ontario, en vertu des lois provinciales, une personne reconnue coupable de négligence envers un animal soit passible de six mois de prison ou d’une amende de 60 000 $ sans compter d’éventuelles accusations criminelles, mais que ces lois ne protègent que les chats et les chiens ?

Comment peut-on justifier une si grande différence entre la protection des animaux de compagnie et celle des animaux dits d’élevage  ?

Montrer que rien ne justifie l’exploitation animale

Pour le conducteur du camion, les cochons sont une marchandise qui doit être transportée le plus efficacement possible de l’élevage à l’abattoir. Les militants de Toronto Pig Save qui se rassemblent autour d’Antia Krajnc chaque semaine pour donner de l’eau et témoigner de leur compassion envers les truies et les porcs gênent son travail et lui font courir un risque inutile. Qu’arriverait-il si l’un d’eux était blessé par son camion ou si les porcs étaient intoxiqués ? Ça me rappelle une discussion avec un éleveur de poulet à qui j’exposais les problèmes moraux que je voyais dans son élevage et qui m’avait simplement répondu « oui, mais faut bien que le monde mange ».

De nombreuses études nous montrent à quel point nous sommes habiles à oublier la vie du cochon lorsqu’on s’apprête à manger une tranche de bacon. Des psychologues nous ont aussi montré que plus un animal est « mangeable », moins on lui attribue de facultés mentales. Rares sont ceux qui sont insensibles à l’image d’animaux souffrants, mais la plupart d’entre nous apprécient leur chair. La prétendue nécessité de manger de la viande autorise des pratiques qu’on jugerait spontanément inacceptables.

Pourtant, consommer de la viande n’est absolument pas nécessaire et difficilement justifiable. L’équipe d’avocats d’Antia Krajnc compte amener des casques de réalité virtuelle en cour lorsque les auditions reprendront en octobre pour montrer au juge le point de vue d’un cochon dans un abattoir. Ils ont aussi invité une série de témoins qui défendront les avantages du véganisme pour la santé et l’environnement. L’idée derrière tout ça est de montrer que les militants comme Anita Krajnc ne font que promouvoir le bien.

Le procès d’Anita Krajnc est celui de deux conceptions de ce qu’est un animal. D’un côté, celle d’une industrie obsédée par les profits, par la volonté de maintenir le statu quo et pour qui tous les moyens sont bons pour amener des tranches de jambon sur la table des consommateurs. De l’autre, celle des militantes et militants véganes qui ont compris que tous les animaux ont un intérêt à vivre et souffrent lorsqu’ils n’ont rien à boire. Des militantes et militants qui rêvent d’un monde de compassion luttent contre les changements climatiques et souhaitent une meilleure distribution des ressources. Des personnes qui remettent en question l’idée selon laquelle l’espèce d’un être constitue en soi un critère éthique valable.

Nos lois sont spécistes

Depuis que Charles Darwin a publié De l’origine des espèces en 1859, on admet qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre les humains et les autres espèces animales. L’humain est un animal comme les autres. L’Homo sapiens n’est pas d’une nature différente des autres espèces. Si nous faisons tous partie d’un même continuum et que rien ne nous isole des autres espèces animales, qu’est-ce qui nous donne le droit de dominer les animaux ? Et pourquoi ne pas prendre en compte leur capacité à souffrir et leur intérêt à une vie satisfaisante? Parce qu’elles discriminent arbitrairement sur la base de l’espèce, nos lois sont foncièrement et tristement spécistes.

En amenant en cour une militante qui a offert quelques gorgées d’eau à des cochons assoiffés, on vient peut-être de souligner à grands traits le ridicule de la situation et le fossé qui sépare nos valeurs de nos institutions juridiques. En forçant un juge à trancher entre deux conceptions de ce que sont les animaux, on vient assurément de révéler au grand jour tout l’arbitraire du spécisme.