Devant la douleur des autres

Réflexions sur la représentation de la souffrance

Il y a quelques jours, l’Association végétarienne de Montréal présentait la première mondiale de la version française de Earthlings (Terriens) dont la narration est assurée par Georges Laraque. La plupart des médias montréalais ont couvert l’événement et le coming out de Laraque aura au moins permis de montrer au grand public que le végétarisme n’est pas un trip de granos accrochés dans les années 70. (On peut notamment entendre Laraque se défendre très dignement devant Nathalie Petrowski à Christiane Charette en cliquant ici.). Reste que Earthlings continue de déranger, même les plus convaincus dont je fais partie. Earthlings est nécessaire parce qu’il montre une réalité qu’on ne peut ignorer, mais amène des questionnements sur la représentations de la souffrance.

Dans On Photography, l’essayiste américaine Susan Sontag s’interroge sur la question de la représentation de la douleur et sur le regard du spectateur sur les scènes de souffrances. Les photographies (comme les films) sont des pièces à conviction : «ce dont nous entendons parler  mais dont nous doutons nous semble certain une fois qu’on nous en a montré une photographie.» Or, «souffrir est une chose, vivre avec les photographies de la souffrance en est une autre, et cela ne renforce pas nécessairement la conscience ni la capacité de compassion.». Les images de souffrance peuvent aussi contribuer à supprimer ou diminuer la souffrance morale et sensorielle – on s’habitue à tout, surtout aux scènes de grande violence et cette pseudo-familiarité avec l’horreur diminuerait notre capacité à agir dans la vie réelle. On peut aussi s’interroger sur notre besoin de voir. Pour le psychanalyste Wilheim Reich cité par Sontag, le goût masochiste pour la souffrance procéderait de l’espoir de se procurer, grâce à elle, une sensation forte.

La réalisation d’Earthlings est telle qu’on peut difficilement ressentir du plaisir devant les scènes d’extrême violence qui nous sont présentées. J’ai par contre éprouvé un réel sentiment d’impuissance – la violence faite aux animaux est tellement grande et tellement partout, puis-je vraiment, moi, changer quelque chose ? Plutôt que pousser à l’action, Earthlings peut inciter à pousser un grand soupir d’exaspération. Il me semble que pour être efficace, un film comme Earthlings doit absolument être accompagné d’un débat social, qui va plus loin que la simple narration du film. Pour Susan Sontag, «ce qui conditionne la possibilité d’être affecté au niveau moral (par des photographies), c’est l’existence d’une conscience politique à leur sujet.». Earthlings a sa place, mais Laraque et les autres militants doivent aussi continuer d’affronter les Nathalie Petrowski de ce monde. (si vous avez le coeur solide, vous pouvez lire ici le commentaire de Petrowski sur Earthlings).

Le sang des bêtes

Soixante ans avant Earthlings, en 1948, le réalisateur français Georges Franju consacrait un documentaire sur les abattoirs de la Villette et de Vaugirard à Paris : Le sang des bêtes. Un film froid, cru, objectif qui montre le travail de ces ouvriers et surtout la mort avec détachement, mais aussi un film magnifique et bouleversant.

…Pas une prise de vue qui n’émeuve, presque sans motif, par la seule beauté du style, de la grande écriture visuelle. Certes, le film est pénible. Sans doute l’accusera-t-on de sadisme parce qu’il empoigne le drame à pleines mains et ne l’élude jamais. Il nous montre le sacrifice de bêtes innocentes. Il arrive parfois à rejoindre la tragédie par la terrible surprise de gestes et d’attitudes que nous ignorions et en face desquelles il nous pousse brutalement. Le cheval frappé de front et qui s’agenouille déjà mort.
(Jean Cocteau Les Cahiers du Cinéma n°149, 1949)