Le végétarisme et ses ennemis : entrevue avec Renan Larue

Renan Larue est agrégé et docteur en lettres modernes. Récipiendaire de la bourse Banting, il est chercheur postdoctoral à l’université de Montréal où il enseigne la littérature française. Il est l’auteur du Végétarisme des Lumières (Garnier, à paraître) et d’une anthologie intitulée Les pensées végétariennes de Voltaire (Fayard/Mille et une nuits, 2014). Il vient de faire paraitre Le végétarisme et ses ennemis aux Presses universitaires de France et a généreusement accepté de nous accorder une entrevue.

Le végétarisme et ses ennemis décrit une querelle qui perdure depuis 2500 ans. Quelle évolution des arguments invoqués de part et d’autre avez-vous observée ?

Du côté des carnistes, comme du côté des végétariens/véganes, on assiste à un phénomène comparable : certains arguments existent depuis toujours et sont aujourd’hui encore avancés, tandis que d’autres me semblent définitivement tombés dans les oubliettes de l’histoire des idées. Les végétariens ont par exemple toujours mis en évidence les similarités (biologiques, psychologiques) entre les humains et les animaux, et ils ont presque systématiquement voulu en tirer des conséquences morales et juridiques. Depuis les Grecs, les végétariens refusent également de croire qu’une divinité aurait créé l’univers tout entier pour le mettre à la disposition d’une seule espèce – la nôtre. Parmi les choses qu’ils ont abandonnées, du moins en Occident, je citerais la foi dans la réincarnation. Un des principaux traits du carnisme, un trait qui perdure largement jusqu’à nos jours, c’est l’idée que le végétarisme et le véganisme seraient des positions ridicules et que, pour cette raison, elles ne mériteraient pas d’être discutées. Les carnistes considèrent également que l’espèce humaine est la favorite du Créateur (ou de la nature) et qu’elle a donc tous les droits sur les autres espèces animales. Pour mettre en garde contre le « danger » que constituerait le refus de tuer les animaux, les carnistes soutiennent aussi depuis le Ve siècle avant J.-C. que la non-violence à leur égard provoquerait la destruction de nos villes et même de nos campagnes. Le recours à l’écologie est depuis quelques décennies plutôt l’apanage des véganes qui soutiennent que la consommation de poissons, de laitages et de viande fait peser une gigantesque menace sur l’environnement.

Quelle est la découverte la plus surprenante que vous ayez faite en écrivant cet ouvrage ?

Deux choses me viennent spontanément à l’esprit : l’existence d’une éthique animale juive qui repose sur une mitzva, c’est-à-dire un commandement religieux, en l’occurrence tsaar baalei hayim (« interdiction de tourmenter un animal »). Cette mitzva serait à l’origine de plusieurs interdits. Il est défendu en effet aux juifs de castrer les animaux, par exemple, de chasser ou de séparer dès la naissance une vache de son veau. C’est sur ce commandement religieux que s’appuient notamment certains rabbins pour prôner le véganisme. L’autre chose qui m’a vraiment étonné, c’est le mode de vie des cathares, ces chrétiens hérétiques du Moyen âge qui étaient égalitaristes, féministes, non-violents et presque végétaliens (ils consommaient du poisson mais refusaient les laitages et les œufs). Il s’agit d’un mouvement philosophique et religieux vraiment fascinant.

Depuis quelques années, de nombreuses personnes condamnent l’élevage industriel et se tournent vers des viandes « bien élevées ». Certains auteurs y voient la réponse aux problèmes soulevés dans la Libération animale de Singer. Moins de viande, mais de la viande humane. Le débat a maintenant trois camps avec ceux qui veulent de la viande bien élevée, entre carnistes et véganes. Quelle place a eu cette troisième voie, celle des animaux heureux dans l’histoire ?

Beaucoup de carnistes ont soutenu que les animaux ne souffraient pas dans les élevages et que le fait qu’ils soient égorgés était pour eux préférable à celui de mourir de maladie ou d’être dévorés par un prédateur. On retrouve surtout cet argument à partir du XIXe siècle alors que se développe le mouvement « welfariste ». Mais des végétariens ont prôné eux aussi l’idée d’un élevage heureux. Je pense à Porphyre. Au IIIe siècle après J.-C., il explique que nous formons avec les animaux une société mixte, interspécifique, et que nous nous entraidons d’une certaine manière. Pour Porphyre, élever des animaux dans de très bonnes conditions ne pose pas de problèmes éthiques puisque nous passons dans ce cas avec eux une espèce de contrat : le prélèvement de laine ou de miel serait même une sorte de « salaire » que les moutons ou les abeilles, en l’occurrence, nous verseraient en échange des soins que nous leur prodiguons. Cette idée d’une participation des animaux à la vie de la cité pourrait en quelque sorte préfigurer ce que proposent Sue Donaldson et Will Kymlicka dans Zoopolis.

Renan Larue en entrevue
Renan Larue en entrevue

Y a-t-il un militant végétarien dans l’histoire duquel devraient s’inspirer les militants véganes en 2015 ?

En retraçant l’histoire du végétarisme (et du carnisme), j’ai « rencontré » énormément de personnes remarquables. Cela faisait très longtemps que j’étais admiratif de la vie et de la pensée de Gandhi. En lisant les nombreuses pages qu’il a consacrées aux éthiques animale et alimentaire, mon admiration n’a fait que croître. Il est évident pour lui que celui qui se dit non-violent ne peut être que végétalien (certains pourraient considérer que Gandhi ne prônaient pas exactement le véganisme puisqu’il n’était pas hostile au fait de porter du cuir prélevé sur le cadavre d’un animal mort naturellement). J’avoue aussi une tendresse toute particulière pour Anna Kingsford, cette journaliste anglaise du XIXe qui était une militante féministe. Elle est devenue végétarienne et a choisi de devenir médecin afin de donner de la crédibilité au mouvement végétarien. Son idée était de prouver qu’un régime non carné était bon pour la santé et viable économiquement. Comme à cette époque, les femmes n’étaient pas admises dans les universités en Angleterre, elle décida de déménager à Paris pour y faire ses études. Là, pendant plusieurs années, elle a été objectrice de conscience lorsque les étudiants devaient procéder à des vivisections. Elle soutient en 1880 une thèse de doctorat intitulée De l’alimentation végétale chez l’homme.

Pour plusieurs auteurs contemporains, la « révolution végétarienne » est inévitable. Pensez-vous vous aussi qu’on assistera un jour à une abolition des abattoirs ?

Il est toujours périlleux de se lancer dans des prédictions. Mais ce que je peux dire, c’est que le XXIe siècle sera très probablement la période de l’histoire la plus favorable à la non-violence végane. Plusieurs paramètres semblent en effet réunis : nous devenons de plus en plus sensibles à la souffrances des animaux alors même que leurs conditions d’élevage sont dans l’immense majorité des cas proprement effroyables ; les effets dévastateurs de l’élevage et de la pêche sur l’environnement commencent à être connus ; les bienfaits d’une alimentation à base végétale sont de plus en plus admis ; un nombre croissant de restaurants et de boutiques proposent des plats végétaliens ; enfin l’on soutient de moins en moins facilement aujourd’hui que l’espèce humaine est la raison d’être du cosmos et qu’elle a tous les droits (divins) sur les animaux. Ces paramètres-là et quelques autres se conjuguent actuellement et laissent présager de beaux jours pour le mouvement végane.


 

1676220-gfLe végétarisme et ses ennemis : Vingt-cinq siècles de débats
Presses Universitaires de France, 2015, 324 pages.
19,00 € / 37,95$. Disponible au Québec le 16 février 2015.


Pour aller plus loin :


 

 Extraits de Le végétarisme et ses ennemis

©Presses Universitaires de France 2015

Si dominant qu’il fût et qu’il soit encore, le discours carniste n’a jamais fait l’unanimité. Dans l’Antiquité, Théophraste, Empédocle ou encore Porphyre s’abstenaient de viande et jugeaient les sacrifices sanglants immoraux et même impies. Au IIIe siècle de notre ère, longtemps avant les cathares, de nombreux chrétiens hérétiques refusèrent eux aussi de faire souffrir les animaux et de les tuer. […] Bien plus tard, au siècle des Lumières, plusieurs philosophes ou jurisconsultes songèrent à accorder des droits aux bêtes, y compris celui de ne pas être mangés par les hommes. Ces propositions, reprises par les tenants de la « libération animale », scandalisent aujourd’hui nos plus sourcilleux gardiens de l’humanisme. Si l’on en venait à accorder des droits aux animaux, expliquent-ils, si nous cessions de les manger, alors c’en serait fait de l’exception humaine. Nous nous précipiterions à coup sûr dans la barbarie. Nous perdrions notre humanité. (Introduction)

 

[ L]es véganes ont seulement en commun une manière de se nourrir et de choisir leurs vêtements. Ils ne sont pas issus d’un groupe religieux, politique ou ethnique particulier. Ils n’appartiennent pas à la même classe sociale, ils ne vivent pas dans les mêmes quartiers, dans les mêmes pays. Ils n’ont pas de racines communes et l’histoire de leur mouvement leur est même souvent étrangère.

Cette histoire est pourtant extraordinairement riche ; elle pourrait contribuer à leur faire prendre davantage conscience de leur unité et de leur communauté de point de vue. En se tournant vers le passé, les véganes d’aujourd’hui constateraient qu’ils adoptent les mêmes choix éthiques que ces philosophes de l’Antiquité qui cherchaient à mener une vie bonne et n’ambitionnaient pas d’améliorer le monde avant de s’améliorer eux-mêmes. Ils verraient aussi que les plaisanteries de jadis sur l’abstinence de viande sont les mêmes qu’à présent, et que leur régime ne suscite pas moins de débats passionnés dans les restaurants de Paris, New York ou Sidney, qu’il n’en suscitait à la table des Grecs et des Romains. (Conclusion)

Image d’entête : Paulus Potter, Le Taureau, (1647), huile sur toile, Mauritshuis de La Haye.