Si le consommateur le veut…

Quand j’étais petite, mon père me disait souvent « C’est pas parce que quelqu’un te demande de te jeter à l’eau qu’il faut le faire ».
C’est ce que j’aurais dit aux dirigeants du Commensal si on m’avait demandé mon avis sur l’introduction de poulet, de crabe et de crevettes dans leur menu.

Quelques mois après l’ouverture d’un Commensal & cie sur la Rive-Sud, le premier restaurant végétarien au Québec vient d’annoncer qu’il offrirait maintenant dans tous ses restaurants des présentoirs Commensal & cie, garnis de poulet du Québec, de crabe et de crevettes nordiques. Pourquoi? Parce que 65 % des clients auraient dit qu’ils en voulaient.

C’est clair que le concept Commensal commençait à être franchement défraîchi et que les clients cherchaient de la nouveauté. Mais est-ce que cette nouveauté devait nécessairement passer par le poulet? Est-ce que les carnivores convaincus vont se mettre à déserter St-Hubert pour aller souper au Commensal? J’ai fait de la recherche marketing pendant des années. Quand on demande aux consommateurs ce qu’ils veulent, ils répondent quelque chose qu’ils connaissent. Quand on leur offre des options, ils disent rarement non. S’il y a dix ans, on avait demandé à un groupe de consommateurs quel était l’appareil électronique dont ils rêvaient, rares sont ceux qui auraient décrit un iPad. Et si on demande aux clients de St-Hubert s’ils veulent du boeuf et des sushis, ils risquent aussi de dire oui. Il était évident que les consommateurs de Commensal allaient demander des protéines animales. Les végétaliens convaincus ne doivent former qu’une minorité des consommateurs. Mais était-ce une raison de devenir  « flexitarien »?

Ce faisant, le Commensal perd son âme. Le Commensal, ça devient un buffet ordinaire où manger de la nourriture ordinaire vendue trop cher. Commensal a déjà été un restaurant innovateur où on allait pour goûter des trucs différents. Cette époque est dépassée. Maintenant, on va chez Crudessence ou Aux Vivres pour être surpris. Commensal n’est plus qu’un restaurant comme les autres. Tant qu’à aller au Commensal, aussi bien aller chez St-Hubert, là aussi on offre des plats végétariens.

Quand on regarde ce qui se fait ailleurs dans le monde, quand on examine les grandes tendances de consommation, on voit certes qu’on mange moins de viande rouge pour la remplacer par du poulet ou des crevettes, mais ça, ce n’est pas nouveau. Le flexitarisme était déjà à la mode il y a 10 ans. Et l’idée derrière le flexitarisme était de manger moins de viande, et non pas d’amener les végétariens à manger des crevettes! De nos jours, de plus en plus de restaurateurs mettent de côté le seul plaisir gustatif pour devenir de plus en plus responsables. On voit aussi que les plats végétaliens et les autres options à la Beyond Meat sont de plus en plus populaires. Les consommateurs recherchent des produits locaux et bio. Du sans gluten, du sans lactose. Le succès de Crudessence (née il y a à peine 5 ans) est là pour en témoigner.

Plutôt que de demander à ses consommateurs ce qu’ils veulent manger, Commensal aurait dû leur demander quelles étaient leurs valeurs et leurs inquiétudes. On aurait vu que les questions environnementales et le bien-être animal sont de plus en plus importants. Ces consommateurs ne savaient sans doute pas que leur poulet « de grain » et « élevé en liberté » a passé toute sa vie dans de grands entrepôts sans fenêtres et surpeuplés. Aucune loi ne contrôle la densité d’élevage et on estime qu’en moyenne, chaque oiseau dispose de moins d’un demi-pied carré d’espace lorsqu’il arrive à maturité (la taille du tapis de votre souris d’ordinateur). Et comme les oiseaux passeront une quarantaine de jours sur une litière qui ne sera jamais nettoyée, le taux d’ammoniaque augmente et l’air devient vite vicié. La densité est évidemment cause de nombreuses pathologies (brûlures, ampoules, dermites se propageant par contact, maladies respiratoires), de stress et d’une mortalité bien plus importante que lorsque les oiseaux sont moins entassés.

Le poulet du Commensal a aussi probablement été nourri de farines animales et aux antibiotiques. Le problème, c’est que ce sont des farines animales qui ont causé la propagation de la maladie de la vache folle il y a quelques années. De plus, l’usage d’antibiotiques dans les élevages est directement lié au développement de bactéries résistantes aux antibiotiques.
Mais bon. Puisque le consommateur le veut…

[ajout] Devant l’avalanche de commentaires reçus, le Commensal en appelle à l’argument de la réduction de la consommation de la viande et cite Bruce Friedrich, porte-parole de People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) : « Si certaines personnes réduisent leur consommation de poisson et de viande pour des raisons de santé, ça aide les animaux. Si deux personnes réduisent de moitié leur consommation de viande, c’est aussi bien que si une seule personne adoptait un régime entièrement végétarien. » Mais la vraie question est la suivante : Commensal aide-t-il réellement à réduire la consommation de viande en en offrant dans un restaurant végétarien ou il ne fait que la banaliser encore plus? Qui gagne dans cette offensive marketing ? La santé des consommateurs ? L’environnement ? Les animaux ? Ou les poches des restaurateurs qui pensent élargir leur clientèle ?

[ajout 2] À compter de novembre, le poulet du Commensal devrait être produit par la ferme des Voltigeurs. Pas de farines animales donc. Mais je n’ai lu à nulle part que le poulet choisi était biologique. Un changement qui ne change pas grand-chose. La même vie pour pour les oiseaux et toujours des antibiotiques…

[ajout 3] J’ai eu la chance de discuter avec Pierre Marc Tremblay du Commensal à l’émission de Denis Lévesque sur TVA/LCN le 31 octobre. Un homme chaleureux, qui a une position qui me semble plus difficile que la mienne à défendre ! C’est ici :